L’assuré n’est pas toujours celui que l’on croit
La notion de l’intérêt assurable[1] apporte une réponse aux deux (2) questions essentielles que se posent l’assureur au moment de régler une réclamation : 1) déterminer l’objet de la couverture d’assurance et 2) identifier l’assuré. Les réponses à ces deux (2) questions ne coulent pas toujours de source et sont intimement liées, à tel point qu’elles sont souvent imbriquées. La réponse de l’une entraîne souvent la réponse de l’autre, quoiqu’il arrive que la personne indemnisée ne soit pas nécessairement l’assuré et puisse être un tiers, sans droit de propriété sur les biens endommagés.
L’expansion de la notion de l’intérêt assurable
En 1987, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Kosmopoulos[2], étendait les limites encadrant la notion d’intérêt assurable en common law en décidant qu’elle s’évalue largement et libéralement. Selon le plus haut tribunal du pays, l’existence d’un lien quelconque entre le bien et une personne peut permettre de conclure à son intérêt assurable, à telle enseigne qu’il suffit de démontrer l’existence d’un lien économique avec le bien, en fonction de la « certitude morale »[3] d’un avantage, et que son endommagement lui causerait un préjudice.
L’application de l’intérêt assurable au Québec
Au Québec, depuis l’arrêt Kosmopoulos, les exemples d’interprétation de l’intérêt assurable se sont multipliés, avec toujours en toile de fond l’étude de la relation, au sens large, entre le bien endommagé et le préjudice causé à l’assuré ou à celui réclamant le statut d’assuré.
Récemment, la Cour supérieure[4] s’est prononcée sur la notion d’intérêt assurable dans l’affaire Clickimprimerie. Un incendie avait détruit partiellement l’immeuble appartenant à 9208-9499 Québec inc. (« 9208 ») et le contenu appartenant à 9228-4280 Québec inc. (« 9228 ») qui opérait une entreprise d’imprimerie. Les deux (2) entités étaient détenues par un actionnaire unique.
L’assureur avait émis une couverture d’assurance Biens à 9208 pour l’immeuble et son contenu. Le refus d’indemniser 9208 par l’assureur était fondé sur l’absence d’intérêt assurable, puisque le contenu appartenait à un tiers, en l’occurrence 9228, alors que l’immeuble de 9208 avait été payé, entretenu et utilisé uniquement par 9228.
Concernant l’immeuble, le titre de propriété créait une présomption simple d’intérêt assurable en faveur de 9208, telle présomption que l’assureur n’a été en mesure de repousser selon la Cour. Le fait que toutes les dépenses aient été assumées par un tiers, 9228, ne fait pas perdre à l’assuré 9208 ses intérêts économiques et assurables conférés par le titre de propriété et la garantie hypothécaire, et ce, même si dans les faits c’est 9228 qui se comportait en véritable « propriétaire » de l’immeuble.
Concernant le contenu, la Cour a retenu notamment que 9228 était le propriétaire des équipements et de l’inventaire qu’elle destinait à l’exploitation de son entreprise, laquelle permettait de générer les revenus nécessaires aux dépenses de l’immeuble. Pour la Cour, 9208, sans en être propriétaire, avait un intérêt économique évident dans les biens de 9228. La relation entre les deux (2) entités était marquée d’une interdépendance économique.
La Cour ayant reconnu l’intérêt assurable de 9208, restait alors la question du quantum de la réclamation, qui s’est résolue à la baisse selon les évaluations de l’assureur.
Voici quelques autres exemples tirés des décisions rendues ces dernières années sur la notion d’intérêt assurable :
- L’acheteur de biens à tempérament a un intérêt assurable dans les biens, même s’il n’en a jamais été propriétaire, car il demeure débiteur du solde du prix de vente de biens détruits[5].
- La codébitrice d’une obligation hypothécaire a un intérêt assurable dans l’immeuble grevé, par ailleurs ne lui appartenant pas et dans lequel elle n’habite plus[6].
- Une copropriétaire indivise d’un immeuble a un intérêt assurable dans l’entièreté du bien à sa pleine valeur et non seulement dans sa part indivise, puisque son préjudice découle de la perte du bien et non d’une portion de celui-ci[7].
- En revanche, un propriétaire d’immeuble, à titre de prête-nom, n’a aucun intérêt assurable dans l’immeuble, même s’il est l’assuré désigné à la police d’assurance et le débiteur du prêt hypothécaire à titre de prête-nom. Dans les faits, il ne subit aucun préjudice financier du sinistre, car il ne pouvait réellement exercer son droit de propriété en vertu de la contre-lettre et le remboursement du prêt hypothécaire était effectué par un tiers[8].
- La copropriétaire indivise d’un bateau, laquelle n’est pas preneuse ni assurée désignée au contrat d’assurance, n’a pas d’intérêt assurable, donc pas l’intérêt juridique pour introduire une action en indemnisation d’assurance contre l’assureur du bien[9].
L’intérêt assurable en assurance chantier
Par ailleurs, force est de constater que le domaine de l’assurance chantier n’a bénéficié que de peu d’éclairage judiciaire sur l’intérêt assurable. L’importance d’approfondir la notion d’intérêt assurable, pour en définir l’étendue et les limites, est particulièrement significative dans le domaine de l’assurance chantier, puisqu’il s’agit d’une industrie où les litiges complexes sont nombreux, impliquant plusieurs intervenants et engendrant souvent des réclamations très élevées. Cela est d’autant plus pertinent, puisque l’assurance chantier vise justement à indemniser rapidement l’assuré pour les biens perdus, à favoriser l’achèvement du projet de construction et à éviter les procédures judiciaires.
En 2014, la Cour d’appel du Québec a rendu son arrêt dans l’affaire Théberge & Belley[10], non pas directement sur la notion d’intérêt assurable dans le domaine de l’assurance chantier, puisqu’elle était inapplicable aux biens endommagés, mais quant à une garantie d’assurance couvrant le matériel d’entrepreneurs.
Sous la plume de l’honorable Alicia Soldevila (juge ad hoc), la Cour appliquait le prisme d’interprétation propre à l’assurance chantier, mutatis mutandis, à la garantie d’assurance couvrant le matériel d’entrepreneurs, à savoir notamment 1) le rôle de ce type de produit d’assurance dans l’industrie de la construction, 2) l’objet de la garantie visant des biens en lien avec le projet de construction, 3) le bénéfice de la couverture applicable aux tiers et 4) la renonciation implicite de l’assureur à son droit subrogatoire contre les intervenants au chantier.
Plus particulièrement, la notion d’intérêt assurable révélait toute son utilité dans l’arrêt Théberge & Belley, afin de déterminer si l’assuré désigné à la garantie, pour le matériel d’entrepreneurs, devait recevoir une indemnité d’assurance pour l’endommagement des biens dont il n’était pas propriétaire, mais sur lesquels il exerçait un « pouvoir de direction ou de gestion ». Poursuivant son raisonnement, la Cour a reconnu que les sous-traitants, alors propriétaires des biens endommagés, étaient des assurés innommés à cette garantie.
Ultimement, la notion de l’intérêt assurable aura permis à la Cour de conclure que l’assureur avait renoncé à son droit subrogatoire contre les sous-traitants, même sans mention expresse de cette renonciation aux contrats de construction et de sous-traitance.
En 2015, la Cour d’appel, saisi d’un moyen d’irrecevabilité, a analysé de nouveau la notion de l’intérêt assurable dans l’affaire de l’incendie du Palais Montcalm à Québec[11], afin de déterminer si l’immeuble préexistant était visé par la couverture d’assurance ou seulement la partie faisant l’objet du projet de rénovation. La Cour a refusé d’appliquer la seule décision sur le sujet à l’époque, Medecine Hat, provenant de la Cour d’appel de l’Alberta[12], préférant renvoyer l’affaire au fond afin de bénéficier de l’éclairage d’une preuve complète. À la suite de l’affaire Medicine Hat, deux (2) décisions de la Cour supérieure de l’Ontario et une (1) décision de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador ont été rendues, s’inscrivant à l’encontre de la solution développée dans Medicine Hat.
Tout d’abord, dans l’affaire Osler Health, la Cour supérieure de l’Ontario a établi que la structure préexistante n’était pas couverte par l’assurance chantier[13]. De plus, le tribunal a souligné que si l’assurance chantier était réellement destinée à couvrir l’immeuble préexistant en plus des travaux de construction, les coûts associés à ce type d’assurance auraient dû être plus élevés[14]. Également, la Cour a indiqué que le fait de posséder un intérêt assurable dans un bien ne pouvait pas servir à déterminer la portée de la couverture de la police d’assurance[15]. En effet, il faut plutôt se référer au texte même de la police d’assurance[16].
Ensuite, dans la décision Viking Fire, la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a établi que de donner une portée limitée à l’assurance chantier est plus conforme à l’intention commune des parties et à leurs attentes raisonnables par rapport au contenu et à la couverture du contrat d’assurance[17]. La Cour a considéré que l’interprétation de la police d’assurance chantier, faite dans Osler Health,concordait mieux à l’essence même de ce type d’assurance et a rejeté l’interprétation faite dans Medicine Hat[18]. Finalement, dans l’affaire Pre-Eng, la Cour supérieure de l’Ontario a confirmé la portée limitée de l’assurance chantier en rejetant les conclusions établies dans Medicine Hat et en se rangeant aux principes établis dans Osler Health[19].
À retenir
Le bénéficiaire de l’indemnité d’une assurance de biens n’est pas automatiquement l’assuré, qu’il soit nommé ou innommé. C’est l’analyse de l’intérêt assurable dans le bien endommagé qui doit guider l’identification du bénéficiaire. Les situations d’interdépendance économique ou de structure corporative complexe devraient mettre la puce à l’oreille des praticiens en droits des assurances sur cette question. Comme les décisions rendues le démontrent, la notion de l’intérêt assurable ne fait pas obstacle à ce qu’un tiers, subissant un préjudice « direct et immédiat »[20] causé par la perte d’un bien, puisse être le véritable créancier de l’obligation d’indemniser.
Chose certaine, l’intérêt d’assurance n’a pas fini de faire couler de l’encre, puisque les assureurs pourraient se retrouver à indemniser des tiers sur une assurance Biens ou à nier couverture à l’assuré désigné sans intérêt assurable.
[1] Art. 2481 et 2484 C.c.Q.
[2] Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2. (en appel de la Cour d’appel de l’Ontario).
[3] Kosmopoulos c. Constitution Insurance Co., [1987] 1 R.C.S. 2, paras 42-43.
[4] 9208-9499 Québec inc. c. Royal & Sun Alliance du Canada, 2023 QCCS 62.
[5] 9111-1963 Québec Inc. c. Compagnie D’Assurance Temple Inc., 2010 CanLII 100748 (QC CS).
[6] St-Laurent c. Promutuel de l’Est, société mutuelle d’assurances générales, 2012 QCCS 1353.
[7] Cohen c. Lloyd’s Underwriters, 2019 QCCS 826.
[8] El-Ferekh c. Intact, compagnie d’assurances, 2017 QCCS 4077.
[9] Larochelle c. Royal & Sun Alliance du Canada, société d’assurances, 2020 QCCQ 2786.
[10] Intact, compagnie d’assurances c. Théberge & Belley (1985) inc., 2014 QCCA 787 (Rochette, Dutil, jj.c.a, Soldevila, ad hoc).
[11] Québec (Ville de) c. CFG Construction inc., 2015 QCCA 362.
[12] Medicine Hat College v. Starks Plumbing & Heating Ltd., 2007 ABQB 691.
[13] William Osler Health Center v. Compass Construction Resources Ltd., 2015 ONSC 3959, par. 38.
[14] Idem, par. 39.
[15] Idem, par. 34 et 43.
[16] Idem, par. 38 à 44.
[17] The Dominion of Canada General Insurance Company v. Viking Fire Protection Inc., 2019 NLCA 13, par. 169.
[18] Idem, par. 168 et 193.
[19] Pre-Eng v. Intact, 2019 ONSC 1700, par. 23.
[20] Art. 2481 C.c.Q.
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